Elles sont des centaines à avoir connu pour une nuit, une semaine, une
année, parfois davantage, les coups, viols et autres perversions d’un tyran
insatiable et brutal, souvent sous l’emprise de drogues ou d’alcool.
Durant ses 42 années passées au pouvoir et jusqu’à sa mort en octobre
2011, Mouammar Kadhafi s’est proclamé le défenseur des femmes dans une Lybie
entièrement régie par des hommes. Pourtant, dans sa résidence fortifiée de Bab
al-Azizia, le dictateur séquestrait des jeunes femmes, des jeunes filles,
préalablement repérées par ses rabatteuses - dans les écoles, universités,
prisons, salons de coiffure, de beauté, et même dans les mariages - qu’il
contraignait ensuite par le chantage ou la force à devenir ses esclaves
sexuelles. De jeunes hommes aussi, parfois, lorsqu’il ne tentait pas de
s’attirer les faveurs d’actrices, femmes ou filles de ministres, ou encore
d’épouses de chefs d’Etat africain en leur offrant de somptueux cadeaux.
« Le sexe était monnaie
d’échange, moyen de promotion, instrument de pouvoir. Les mœurs du Guide se
révélaient contagieuses. Sa mafia opérait de la même manière. Le système était
corrompu jusqu’à la moelle. »
Annick Cojean est journaliste et écrivain. Lors d’un reportage à
Tripoli sur la contribution des femmes lors de la Révolution en Lybie, elle a
rencontré Soraya, une jeune femme de 22 ans dont le témoignage poignant et
terrifiant nous est rapporté dans ce livre choc. Soraya avait à peine 15 ans
lorsqu’elle a été repérée lors d’une visite de Kadhafi dans son école et
enlevée le lendemain. Le début de l’enfer pour cette jeune fille qui, comme
beaucoup d’autres choisies pour satisfaire la consommation quotidienne du
Guide, se verra voler sa virginité, son enfance, ses rêves, et toute
perspective d’avenir dans la société lybienne.
Ses confidences, livrées avec une grande sincérité, font froid dans le
dos tant elles révèlent la violence, l’humiliation et la cruauté dont ont été
victimes dans la plus totale impunité nombre de femmes, certains sévices les
obligeant parfois à passer directement de la chambre de Kadhafi à l’hôpital
pour soigner des blessures internes.
Annick Cojean, qui a reçu le Grand Prix de la Presse internationale par
l’APE – Association de la Presse étrangère – pour l’ensemble de son œuvre sur
la Lybie, évoque néanmoins la difficulté de mener une telle enquête dans une
société où le viol – et plus généralement la sexualité – sont aujourd’hui
encore des tabous. Si quelques-unes des victimes du dictateur ont accepté de se
confier à la journaliste, la plupart se réfugient dans le silence, et toutes
vivent dans la terreur.
« Sa révolte est la
mienne. Et j’aurais bien voulu aussi la partager avec d’autres Lybiennes :
magistrates, avocates, proches du CNT, défenseuses des droits de la personne.
Aucune, hélas, n’en fera pour l’heure son combat. Trop sensible. Trop tabou.
Rien à y gagner. Tout à y perdre. Dans un pays entièrement entre les mains des
hommes, les crimes sexuels ne seront ni débattus ni jugés. Les porteuses de
messages seront décrétées inconvenantes
ou menteuses. Les victimes, pour survivre, devront rester cachées. »
Annick Cojean lève un peu plus le voile sur les coulisses d’un régime
aux nombreuses complicités au-delà même des frontières de la Lybie, qui faisait
de la violence et du sexe ses armes de pouvoir et de pression.
Ce livre, qui arrivera en Lybie en fin d’année, mériterait une très
large lecture. Bien que l’on reste un peu sur notre faim quant aux explications
sur les rouages de ce système et au devenir de ces femmes, on dévore avec
autant d’intérêt que d’effarement l’enquête de la journaliste ainsi que le
récit des témoignages souvent crus de Soraya et quelques autres jeunes victimes
de ce prédateur au sadisme sans borne. Car c’est bien là que la confession de
Soraya trouve sa motivation principale : donner voix à toutes ces
souffrances silencieuses, et aider à ce que ces femmes aux vies saccagées et
souvent rejetées par leurs propres familles, soient enfin considérées comme des
victimes. Et que le monde ouvre les yeux, enfin. Il semblerait que le chemin
soit encore long, mais la démarche est à féliciter et à soutenir.
Une lecture qui frôle parfois l’insoutenable
mais instructive et terriblement nécessaire.
Mélina
Hoffmann